- Je vous dis que vous devriez la prendre dans vos rangs ! Protesta une voix.
Tous regardaient celui qui avait parlé. Aucun des visages présents n’était clairement distinguable, tant l‘endroit était obscur.
-Hors de question. On ne prend pas de femmes dans nos rangs.
La personne qui avait répondu semblait être le chef de la douzaine de membres réunis en cercle. Sa voix éraillée pouvait être celle d’un homme d’une soixantaine d’années, et pourtant, elle était ferme comme du béton.
- Mais, chef, il y a bien Katharina !
- Nous devons avoir accès aux cuisines pour distribuer du somnifère et faire nos réunions en toute sécurité ! Et Katharina n’y participe pas ! D’ailleurs, tu as bien failli nous faire repérer ce soir, en tentant de mettre cette fille au courant. Tu as décidément du mal à suivre les ordres…
- Que devons nous faire pour sa sentence ? Résonna une voix. Il a désobéi, et maintenant on ignore si cette femme est au courant pour notre organisation. Si c’est le cas, c’est extrêmement problématique, et si Katharina lui a tout balancé, alors…
- Silence ! Coupa le chef. Il n’y aura pas de sentence cette fois. Il est déjà responsable de la punition de son amie et d’une pauvre cuisinière innocente. Je pense que cela suffit.
- Mais alors, dit une autre voix, que faisons nous pour la jeune femme ?
- Restons sur nos gardes pour le moment. (Il s’adresse au fautif) Tu la surveilleras simplement, en ne faisant aucune allusion à ce qu’il s’est passé. Si jamais tu ne tournes pas sept fois ta langue avant de parler, tu seras réellement puni cette fois. En attendant, donne-moi tes informations sur elle.
L’homme du fond, honteux, s’exprima :
- Elle s’appelle Jadilyna, chef. Elle n’a ni parents, ni frères et sœurs, chef. C’est une mineur de la section 7, chef, la même que moi. Elle a dix-huit ans, chef.
- Elle est trop jeune, comme toi…
- Oui, chef. Elle a menti sur son âge lorsque les hyénites ont pris notre royaume, elle aussi. Elle est très habile, chef, et très observatrice.
- Pas la peine de me vanter ses qualités, j’ai été radical là-dessus. Pas de femmes dans nos rangs. On double les risques de se faire découvrir.
- Mais on double aussi nos chances de progresser ! Il n’y a probablement pas de résistance féminine comme la nôtre, vu que Brane est le seul à connaître l’endroit où trouver du poison pour endormir les gens la nuit. Avoir une femme dans nos rangs nous permettrait d’avoir accès à des zones d’espionnage inaccessibles quand on est un homme !
- Pour l’instant, nous n’en avons pas besoin, trancha le chef. Alors suis les ordres et garde ton impatience. J’ai une dernière requête : avons nous des nouvelles de notre espion ?
- Pas encore, chef, répondit une voix en écho.
- Sur ce, la séance est levée. Regagnez vos cachots en faisant le moins de bruit possible. Polas, n’oublie pas ta mission.
- Oui, chef, répondit Polas, encore honteux de sa bêtise.
La hyénite devant nous marchait d’un pas rapide dans le petit couloir menant à la salle de torture. Je m’en souvenais dans les moindres détails, car, à chaque fois que j’en suis sortie, je m’étais jurée de ne plus jamais y revenir. J’avais été victime d’un châtiment corporel à deux reprises. La première fois, c’était il y a deux ans, alors que je refusais de me plier aux règles. Une seule punition suffisait à vous calmer. La douleur est intense, incessante, un incendie ravage votre dos. La souffrance s’encre en vous, vous pénètre et vous ne l’oubliez jamais. Parfois, elle revient par flashs, dans un rêve, ou au beau milieu du travail. Parfois, vous tressautez en pensant soudainement qu’un fouet vous laboure le dos, claquant, pareil au tonerre, avec un effroyable ressentiment de réalité.
La deuxième fois, je ne sais plus ce que j’avais fait, mais j’avais gagné deux bons points auparavant, ainsi je n’écopait « que » de trois coups de fouets. Mais la douleur, on ne s’y habitue pas. On souhaite juste que ça s’arrête, et rien d’autre, on ne pense qu’à ça.
Nous arrivâmes au bout du couloir. Là, la hyénite la porte grillagée avec une clé, derrière laquelle se trouvait la salle de torture. Mon ventre se tordait, j’étais sur le point de vomir. Je faillis hurler quand je vis le fouet, fin, brillant, légèrement écorché au bout pour faire plus de dégâts, posé tranquillement sur la table à côté de la plaque en métal froid contre laquelle je m’étais par deux fois appuyée contre, sur le dos, mes mains embrassant sa forme, qui serraient d’une peur sauvage et aveugle de la torture qui m’attendait.
« Qui passe la première ? Demanda la hyénite.
-Moi, fit la cuisinière sans aucune hésitation.
-Très bien, fit-elle, un peu déçue. »
Il était jeu courant chez les hyénites de prendre plaisir à voir les pénitenciers se battre pour savoir qui va passer en premier. Aujourd’hui, les deux semblaient d’accord. Moi, je trouvais légitime qu’elle passe en premier, après tout j’étais la fautive. Le pire était de passer en dernier. Vous étiez obligé de regarder votre camarade souffrir, alors que vous saviez qu’il allait vous arriver la même chose. Deux pré-tortures inexistantes quand vous passez avant les autres.
« - Ton nom ? Demanda notre bourreau d’une voix atone. (C’était la fin de la journée, elle en avait un peu assez de travailler et, comble des combles, nous étions deux condamnées ennuyeuses à mourir.)
- Katharina Durall, prononce ma collègue.
- Durall… 27 ans, orpheline, pas d’enfants, une sœur, et quatre bons points… tsss, heureusement que c’est la fin de la journée... »
Elle s’adressa alors à moi :
« - Et toi ?
- Jadylina
- Jadilyna comment ?
- Jadilyna tout court. Je n’ai pas de nom de famille.
- Ah oui… 20 ans, orpheline, une petite sœur et…
- Non, ma sœur est morte il y a un an.
- Ah oui, c’est vrai… simple oubli de registres… je continue… Ah ! Zéro bons points ! »
Une lueur d’espoir cynique passa dans le regard de la hyénite. Peut être allait-elle finalement avoir son spectacle de dilemmes, de jérémiades et de belles paroles tant attendu. En effet, les bons points étaient interchangeables, du moins on pouvait en donner jusqu’à deux à qui on voulait. On en gagnait au labeur ou en dénonçant des camarades, tant que la dénonciation était fondée sur des faits et des témoins. L’offre était alléchante, car un bon point était égal à un coup de fouet en moins.
J’étais à moitié soulagée. Elle ne se prendrait qu’au maximum trois coups de fouet, et en même temps, pour avoir autant de bons points en étant cuisinière, elle doit avoir soit beaucoup d’amis, soit beaucoup de talent pour l’espionnage.
Un point que j’ignorais était le fait qu’elle avait une sœur. Une petite ? Une grande ? Elle était en tout cas assez âgée pour avoir survécu.
« - Je te donne la moitié de mes bons points. Comme ça, c’est équitable entre nous. »
Il me fallut un instant pour comprendre.
Je rêve, où la cuisinière était en train de me refiler deux bons points ?
« - Hors de question ! Ces bons points, tu les as gagnés, ils sont à toi ! Et puis, c’est à cause de moi que tu t’es retrouvée ici.
- Non, nous sommes toutes les deux responsables. »
Son regard plein de compassion semblait plutôt me dire :
« Tu as agi comme il le fallait. Tu n’as aucun remords à avoir. »
« - Mais tu as une sœur ! Elle a besoin de toi ! Moi, je n’ai pas de famille !
- Justement, tu n’auras personne pour t’aider lorsque tu sortiras de cette pièce ! »
Ses mots plein de bon sens résonnèrent en moi comme sur les murs de la salle.
« - Très bien. Je t’en prends un, et tu en gardes trois. »
Elle sourit et regarda un instant la hyénite. Je tournai aussi mon regard vers elle, et je me rendis compte du jeu horrible auquel elle jouait, et que nous étions ses pions. Nous négociions notre nombre de coups de fouet entre nous, tandis que la démone, lassée de son travail, nous regardait faire avec délectation.
Apparemment, Katharina avait décidé que ce jeu dégoûtant avait assez duré. Elle accepta le marché, et enleva sa tunique sans qu’on le lui demande, dévoilant des cicatrices larges et blanchâtres qui lui traversaient le dos. C’était donc loin d’être la première fois pour elle. Les hyénites avaient pour habitude — et elles étaient très habiles pour cela — de frapper exactement au même endroit au bout d’une huitaine de secondes après le premier coup. Un coup de fouet ne faisait pas mal immédiatement, mais seulement quatre ou cinq secondes après. C’était là où elles en profitaient pour frapper à nouveau.
Katharina connaissait son chemin. Elle se dirigea vers le fond de la pièce. Elle enserra en une étreinte désespérée le poteau métallique, ferma les yeux, crispa les lèvres. La hyénite avait sorti le fouet. Il était très long, noirâtre avec sa petite courbure rigide. On aurait dit la queue d’un démon.
Elle se positionna face à Katharina, toujours le dos nu et retournée. Elle était d’une pâleur maladive, sa respiration était saccadée, pourtant elle ne disait rien ni ne gémissait. Elle serrait de plus en plus fort le pilier métallique.
Le coup part.
Le claquement résonne dans la pièce, se répercute sur les murs, me martèle les tympans.
Une seconde.
Quatre.
Sept. Puis ensuite, Katharina convulse, pousse un gémissement rauque, enserre le poteau si fort que le sang peine à circuler dans ses bras.
Le deuxième coup part.
Katharina se tranche les lèvres de ses incisives. Le sang se répand sur son menton, dégouline le long de ses seins. Tandis qu’elle pousse un petit cri de douleur, le corps vacillant, tremblant ; elle desserre son étreinte.
Le troisième coup, le final.
Katharina ne se retient plus. Elle hurle comme une forcenée. Ses yeux semblent sortir de leurs orbites. Deux larmes sortent soudainement de ses scléroses. Son corps semble lutter pour s’affaisser au sol, mais elle reste debout, morte et vivante à la fois, baignant dans son sang. Elle n’était plus qu’un monstre de douleur, créé par l’abjecte bourreau qui la regardait sans la moindre once d’effroi, avec même une lueur de satisfaction dans son regard.
Enfin, Katharina s’effondra. Je me précipitai à son secours. Elle pleurait maintenant, elle se vidait de toutes les larmes de son corps. Moi, je sentis une légère chatouille sur ma joue. En tâtonnant, je m’en rendis compte : c’était une petite larme.
Mais soudainement, une voix doucereuse me glaça le sang
« À ton tour… Jadylina. »