Nobisa ne dit mot. Le silence n’est que partiellement troublé par les crocs et griffes que l’habile médecin extirpe du corps de Razzia. Ce dernier n’en ressent même pas la douleur, trop intrigué par la résolution de ce mystère qui lui a fait parcourir une bonne partie de la région.
Mais l’enfant demeure interdit. Sans avoir besoin d’être aussi observateur que le docteur, on devine dans ses traits que quelque chose continue de le tirailler. Au point que l’attente finit par tirailler quelqu’un d’autre.
« Nobisa tu n’as pas à avoir peur : le docteur va te soigner tu peux tout lui-
Aouch !
-Pardon j’ai un peu ripé. Prononce Hingo en déposant une autre canine dans sa coupelle, sans même sembler désolé.
« Petit, surtout, prends ton temps. »
Cette parole-là, en revanche, est d’une compassion palpable. Elle fait rondir les yeux du jeune compagnon de Razzia.
Il jette un dernier regard au sol…
Mais sans le décoller il prononce enfin :
-Surtout ne m’interrompez pas.
Relevant les yeux, il obtient deux réponses muettes : un geste de bouche cousue de la part du docteur, et un hochement de tête d’un visage désolé.
Alors… Il commence enfin.
« Je ne suis pas malade. Je suis maudit. »
Cette seule déclaration fait braquer deux paires d’yeux sur Nobisa, l’une intriguée, l’autre méfiante. Mais ça ne suffit pas à briser la promesse.
« Quand je parle aux gens, et surtout quand ils me répondent, je les vois faire des choses… Des choses horribles...
Comme si… Tous leurs plus terribles secrets se déversaient dans ma tête… Plus je leur parle et plus les images sont nettes… »
Le regard intrigué est devenu impatient, enthousiasmé. L’autre est devenu inquiet et fait pâlir le visage qui le porte.
« Ça remonte à… Super longtemps.
Je devais avoir 5 ou 6 ans… Ma ville, Rorefa, s’est faite rasée par les armées de Darkhell… Je me souviens à peine…
Tout s’écroulait, ça puait la chair brûlée… Et… »
Le regard inquiet à l’écoute de ses mots prend la fuite.
Il se souvient de cette ville… L’un des rares remparts renforcés de la région…
À son tour, il a des visions dans la tête… Des giclées de sang, des cris, des destructions, un carnage sans précédent…
Et deux jambes d’un très jeune enfant sous des décombres…
Ce n’est peut-être qu’une coïncidence, mais il choisit de s’y accrocher. Ne serait-ce que pour atténuer ses tremblements et la douleur de ses soins qui commence à le meurtrir.
« Je me souviens vaguement… D’une personne qui s’est penchée sur moi… Avant que je ne m’évanouisse… »
L’enfant s’interrompt. Le souvenir dans sa tête est trop flou, et surtout trop volatile ; comme s’il se dérobait.
Alors… Il préfère abandonner la poursuite.
« On m’a recueilli à Tecres et j’ai grandi là-bas. Mais comme je voyais ces choses tout le temps, je paniquais et on a cru que j’étais fou… Je me faisais souvent harceler…
Un jour, j’ai compris comment j’avais ces visions, et que ce que je voyais était vrai. Ça m’a glacé le sang.
Un autre jour j’ai craqué sous les coups et j’ai balancé tout ce que j’avais vu…
On m’a traité de démon et on m’a chassé de la ville. Cordia m’a recueilli et élevé loin de tout. »
Razzia n’est pas responsable de cela. Mais il en porte désormais le poids, intimement persuadé qu’il en est la cause. Ce poids fait courber davantage son dos, attise ses tremblements et il lui semble presque sentir les crocs qui lui restent s’enfoncer davantage dans sa chair.
« Docteur... J’aimerais tellement parler aux gens. Mais j’ai tellement peur d’eux désormais…
Je vous en prie aidez-moi ! »
Les yeux de l’enfant, qui jusque-là se contentaient de devenir de plus en plus humides, se mettent à couler. Il y a bien longtemps qu’il n’avait pas autant parlé.
Razzia aussi ne tient plus. Il s’arrache aux bons soins d’Hingo pour aller serrer l’enfant dans ses bras.
Seulement il tremble toujours, frappé d’épouvantables regrets… Comme si c’était lui qui avait plus besoin de réconfort…
Le docteur laisse faire et accorde de précieux instants à ses deux patients. Autant qu’il en faut.
Quand le torrent de Nobisa se calme, Razzia tremble toujours. Il le relâche tout de même pour vite se relever, par peur qu’il ne le découvre. Et puis, il a encore des crocs plantés…
Cependant le docteur ne reprend pas son opération tout de suite. Un autre travail est plus urgent :
-Petit…
Tu as bien fait de venir me voir. À Niccoh ça aurait été compliqué.
T’en fais pas je sais quoi faire !
- !!
-Vous pouvez le guérir ?!
Le docteur se fend d’un soupir.
-C’est plus compliqué malheureusement… La magie, c’est pire que la médecine avec tous ses cas particuliers ; il y a rarement deux malédictions qui se ressemblent…
Mais je sais vers où orienter mes recherches !
-…
C’est rassurant.
-Vous savez quoi je file commencer mes recherches. Tout ira bien je vous promets !
L’enthousiasme du docteur Hingo est fort. Tant et si bien qu’il dessine un sourire sur le visage de Nobisa et en fait esquisser la pointe sur celui de Razzia. Une simple pointe car le souvenir du carnage continue de se battre dans sa tête.
-Il est tard ; allez à l’étage. Il y a une chambre.
-Vous ne dormez pas ?
-Je vous ai dit que je commençais mes recherches ! Vous au contraire vous avez besoin de repos !
-Mais-
-Pas de mais ! »
Razzia n’a pas la force de se battre à la fois dans sa tête et contre ce bonhomme qu’un feu de passion semble consumer. Celui d’avoir enfin retrouvé un sens à sa vie.
Un feu que le colosse ne peut connaître à cause du brasier qui le dévore déjà. Un incendie de flammes torturées de vengeance qui loin de mourir lentement l’alimente. Il a même repris un peu de vigueur en apprenant que Nobisa pouvait être guéri, et encore plus en se remémorant l’horreur de Rorefa.
Il attend son heure avant de consumer son hôte. Elle n’est seulement pas encore venue.
L’heure venue est celle de dormir. Dans la chambre du docteur, sombre mais confortable, avec deux armoires à pharmacie et une bibliothèque de traités de médecine. Et surtout deux lits dans lesquels ils se glissent.
Déjà les yeux de Nobisa se ferment. Apaisés.
Ceux de Razzia non.
Trop pétris de regrets pour se détacher de son jeune compagnon.
Les recherches commencent
Razzia est plongé dans le tourment
Car il sait que dans ses
TRACES DE SANG
Il y a versé celui de l’enfant à ses côtés.