Alors que la douce et belle nuit s’achève, Razzia, à qui l’on a pourtant offert le gîte et le couvert, ne s’est pas reposé. Dans le confortable fauteuil de la vieille Cordia, auprès de ce qui n’est plus que des braises chaudes, il a le sang bouillant.
Cette halte dure déjà trop. Elle lui a laissé le temps de regretter d’avoir accepté le marché.
Pourtant, quand les habitants du logis viennent le trouver, il décide de nouveau d’accepter. D’autant qu’ils sont, comme lui, déjà prêts quand le ciel se teinte d’un doux rose.
Une dernière perte de temps pour avaler pains et fruits, un détour pour faire sa toilette, un dernier câlin qui fait rougir et mouiller les yeux de l’enfant, et enfin la traque peut reprendre.
Cordia, aveugle, reste sur le pas de sa masure le temps qui lui semble raisonnable pour qu’ils disparaissent sous l’horizon.
Quand soudain, une pensée la heurte.
« Ils ne doivent pas passer par Tecres ! J’ai oublié de leur dire ! » s’exclame-t-elle !
Elle se relève d’un bond, voulant les rattraper…
Mais déjà elle n’a plus de forces. Trop sont parties pour qu’elle quitte le sol. Encore plus quand elle a dû dire au revoir à la dernière personne pour qui elle vivait. D’autant qu’elle ne le voit pas, mais l’horizon a déjà dévoré les deux voyageurs.
Ils tracent. Le plus grand davantage, voulant se débarrasser de l’autre plus vite encore. Nobisa ne suit pas le rythme, malgré tous ses efforts. Alors le colosse pressé se voit obligé de l’attendre fréquemment.
-ON FAIT UNE PAUSE. Gronde-t-il après le dixième arrêt.
Ils s’exécutent. Ils se posent sur deux pierres et l’enfant peut reprendre plus bruyamment son souffle.
Razzia, lui, a la respiration d’un taureau enragé.
Tant de temps perdu déjà… Alors qu’ils ont abattu en à peine deux heures une quinzaine de kilomètres. Et la route jusqu’à Niccoh en compte encore six fois plus.
Tout taureau qu’il soit, pas de cape rouge pour l’attiser. Cette pause bienvenue l’apaise même. Il comprend que sa stratégie ne fonctionne pas. Qu’il doit rajouter à son équation la petite inconnue.
Et pour ça, il faut commencer par la connaître. Une fois son souffle assez récupéré, cela va de soi :
-Nobisa, c’est ça ?
-…
Pas de réponse. Mais pas de découragement non plus.
-Dis-moi, de quoi tu as besoin d’être guéri ? Tu as l’air en bonne santé, pourtant.
-… !
La parole de Razzia fait détourner les yeux de son compagnon.
Plus il insiste, plus il se désiste. Tant et si bien que finalement, le colosse s’avoue vaincu.
« S’il ne réponds pas, ça doit être parce que c’est ça le problème », songe-t-il.
Alors il met fin à son entêtement et à la pause.
Ils reprennent la route. Moins vite, et encore… Mais plus sûrement.
Ainsi, en deux autres heures, ils atteignent… Tecres.
Charmante petite ville fleurie où tout le monde a toujours le sourire. Comme le dit si bien le panneau fort décoré à l’entrée.
Sale menteur.
Quand ils traversent la ville, les regards qui les remarquent sont affreusement sombres.
Le grand sous ces assauts se gonfle de colère. Non pour faire volte-face, mais pour étouffer la panique qu’il a.
Celle…
Qui voudrait…
Qu’on le reconnaisse…
Lui… L’Ombre Rouge…
Et le petit ? Aucune colère. À chaque pas, il ne fait que se courber davantage dans ses affaires. Pour s’enterrer.
La noirceur des regards devient palpable. Les pas sont devenus trop lourds. Le silence est devenu suffoquant.
Une misérable étincelle le ferait exploser.
-DÉGAGE DÉMON !
C’est l’étincelle. Jaillie de la bouche d’un enfant du village.
Survient alors l’explosion : une nuée de huées et d’objets.
Dirigée… Vers Nobisa.
Ça surprend grandement Razzia avec sa main sur son sabre, prêt à dégainer. Ce qu’il ne fait pas, trop surpris.
Au bout de trop longues secondes, il dégaine enfin et soulève d’un ample mouvement de taille un nuage de poussière.
De fait, il ne blesse personne. Il trouble juste.
Juste assez pour extirper le pauvre petit de la douloureuse pluie qui lui arrache tous ces cris. Et dans la foulée, taper le sprint de leur vie hors de la charmante ville fleurie.
Une fois suffisamment hors de portée des cris injurieux et de toute autre menace, ils peuvent enfin reprendre leur souffle.
Un peu. Histoire de ne pas trop ressembler à un monstre quand il pose durement sa question :
-T’as toujours rien à me dire ?!
- !
Rien à dire, non. À la place il se débat pour retirer cette main qui l’agrippe au col.
-C’était quoi ça ?! Qu’est-ce que t’a fait ?! J’te préviens je fraye pas avec les démons ou les sorciers !
Toujours rien. Juste une plus grande insistance pour se débattre.
-Dernière chance. Je te laisse cinq secondes.
5. Toujours pas un mot.
4. Juste de la peur.
3. Des mains qui s’échinent avec vigueur.
2. Tout pour se défaire de l’emprise.
1. Pas un doigt qui ne lâche sa prise.
0.
D’un geste sec, Razzia relâche Nobisa qui tombe emporté par sa propre force.
Gravement il lui tourne le dos. Avant d’étendre son index sévère.
-Niccoh c’est par là. Tu te débrouilles.
C’est plus mon problème.
Le guerrier l’abandonne.
-J’ai rien fait !
L’abandon aura duré deux pas… !
Mais la dureté demeure. Il se retourne toujours sévère.
-Alors c’était quoi tout ça alors ??
-Je pensais qu’ils avaient oublié… Après tout ce temps, ils auraient dû oublier…
-Oublié quoi ??
-Je…
La tête de Nobisa se baisse gravement. Sa voix déjà fantômatique s'efface encore davantage.
-Je ne peux plus rien vous dire aujourd’hui. Désolé.
-Quoi ?!
-Désolé…
Des larmes apparaissent sur son jeune visage. Difficile de dire si elles proviennent de ses mots ou de la douleur de ses moultes plaies qui se réveille…
Razzia est déconcerté. Il n’a qu’une envie : l’abandonner ici et reprendre ce que lui avait commencé.
Mais ses pas prennent la mauvaise direction : ils s’approchent de l’enfant pour examiner ses blessures, et entamer sa réserve de soins.
Quelque chose en lui… A dû comprendre avant sa propre raison…
Que quelque chose avait vraiment besoin de soin chez Nobisa.
L’odyssée se suspends.
Razzia doit aller de l’avant.
Délaissant derrière lui
DES TRACES DE SANG
Car l’enfant semble souffrir de plus terribles plaies.